Dorian Canton est un jeune matador du Béarn, une région plutôt éloignée de la tauromachie. Olivier Mageste, son «apoderado», a pris en main sa carrière.

Qu’elles promeuvent l’adresse, la force ou la beauté, les fêtes traditionnelles incarnent une certaine idée de la France. Mais l’exode urbain, le vieillissement de la population ou son désintérêt les empêchent souvent de perdurer. Formée par les anciens, une nouvelle génération prend la relève. Le Figaro a rencontré ces gardiens de traditions.

Le matador de toros exerce un métier solitaire. Pas au sens propre, naturellement, puisqu’il ne combat jamais sans sa cuadrilla : trois toreros subalternes et deux picadors à cheval. Une multitude de personnes gravitent autour de lui, du maestro à l’apoderado, qui seraient l’équivalent du mentor et de l’agent d’artiste dans un milieu profane. Mais une fois dans l’arène, la réussite du combat repose sur le taureau et le matador. Sans triomphe, pas de contrat. Sans contrat, pas d’argent ; et le vide se fait autour de lui.

Lorsque nous rencontrons Dorian Canton, le jeune matador prend son petit déjeuner dans un hôtel sans âme de la périphérie de La Brède au sud de Bordeaux. Autour de lui, on s’inquiète de la pluie qui n’arrête pas de tomber, on se dit qu’elle pourrait compromettre son combat de l’après-midi. Lui affiche son sourire affable de fils d’éleveur du Sud-Ouest, qui ne se tracasse que de ce qu’il maîtrise. La météo n’en fait pas partie. Olivier Mageste, son apoderado, revient tout juste du tirage des deux taureaux qu’il va combattre. Dorian jette un œil aux photos de ses futurs adversaires. Il les jauge: «Le premier est très Fuente Ymbro», du nom de l’élevage espagnol dont il est issu. Comprendre que sa morphologie est typique de cet élevage: petit gabarit et cornes ouvertes, ce qui accroît le risque de se faire attraper quand il charge. «Le second est un train», poursuit-il. Traduction: il est long et lourd. Ce sont des indices, mais Dorian tempère: «Cela ne laisse pas présager de leur comportement sur la piste. Certains toros très prometteurs peuvent décevoir, et l’inverse arrive aussi.»

En arrivant ce matin-là à l’hôtel, Olivier Mageste s’est enquis de ce qu’il voulait savoir: Dorian a bien dormi et il est en forme. Puis l’apoderado s’est éclipsé. Il a développé une relation simple et saine avec le jeune matador. Ils se tutoient, quand la règle dans le milieu veut plutôt que l’élève vouvoie le maître.

Dorian Canton se prépare. EDOUARD DE MARESCHAL / Le Figaro

Leur collaboration a commencé autour d’une table, début 2019 à Madrid. Le déjeuner devait durer une heure, le temps de faire connaissance. Ils sont finalement sortis de table à 17 heures. Olivier Mageste était intrigué par ce jeune homme de 18 ans, issu de la campagne béarnaise et dont les parents élevaient des vaches à viande. À 7 ans, Dorian a vu sa première corrida avec son oncle et son père à Aire-sur-l’Adour. «Ma famille devait aller une fois par an aux arènes du village», raconte-t-il pour souligner ce que ce premier contact avait de fortuit. Il est piqué dans sa curiosité, commence à se renseigner sur ce monde qui lui est totalement étranger. Il prend des cours, révèle son talent et décide d’en faire sa carrière. Mais dans ce milieu, mieux vaut ne pas avancer à l’aveugle. Il trouve alors dans Olivier Mageste le mentor dont il avait besoin. «Olivier m’a prouvé qu’il avait des choses à me transmettre. Il est très vif, très cultivé et il connaît énormément de monde», énumère-t-il. Tout ce qu’on demande à un apoderado, en somme.

Relation fusionnelle

Au sens strict, l’apoderado est l’apporteur d’affaires du matador : celui qui le vend aux directeurs d’arènes, négocie les contrats et veille à leur bonne exécution. Mais entre le combattant et son émissaire, se noue toujours une relation quasi fusionnelle, qui dépasse largement le cadre mercantile. Dorian était extérieur au monde taurin et à ses codes: Olivier lui a donc appris la torerilla: comment se tenir à la ville ou dans l’arène, quels sont les hôtels dignes de l’accueillir, comment s’entourer de bonnes personnes et comment prendre soin d’eux.  «Le jour de la corrida, c’est au torero de mettre une bouteille de vin sur la table de sa cuadrilla. Celui qui veut boire un verre avant le combat ne sera pas mal à l’aise. C’est un détail, mais ils vous en seront reconnaissants», dit-il. L’art d’être torero est une affaire de codes, donc une affaire de transmission.

Mageste, lui, était sorti du circuit. Installé à Madrid, il était resté aficionado mais s’était lancé dans la décoration de stands pour les salons. Sur les conseils de deux amis, le directeur des arènes de Bayonne, Olivier Baratchart, et le journaliste taurin Zocato, il a tout de même accepté de se rendre à ce déjeuner. C’est le coup de foudre amical.  C’est un pragmatique qui mesure sa peur. Il a une grande force mentale. C’est un optimiste, mais qui n’oublie pas le sens tragique du torero, dit Mageste pour décrire Dorian Canton. Il accepte alors de revenir dans le jeu, dix ans après avoir «apodéré» Fernando Cruz, une étoile filante de la tauromachie. Le jeune homme a eu son heure de gloire au début des années 2000. C’était un diamant brut.

EDOUARD DE MARESCHAL / Le Figaro

En 2003, le grand chroniqueur taurin Jacques Durand avait posé sur lui son regard aiguisé dans un de ses papiers pour Libération : habité d’une radicale ambition, Fernando Cruz développait une tauromachie totale mais fragile. Neurasthénique, anorexique, rongé par l’angoisse de l’échec, il était porté à bout de bras par Mageste. «Je l’ai sorti de rien, il était perdu à Madrid sans picador. Je l’ai présenté à un concours de vache et quatre ans plus tard, il prenait l’alternative (cérémonie par laquelle on devient matador de toros, NDLR) à Nîmes. Il commence à se faire un nom mais il enchaîne les blessures. Jusqu’à ce 15 août 2012, jour où il reçoit un coup de corne à Madrid qui le laisse pour mort. «Ça a peut-être été la plus grave cornada de ces vingt dernières années à Madrid , se souvient Mageste.  Il avait beaucoup de personnalité et du talent. Mais pour être un bon torero, il faut de la capacias. Ça veut dire prendre le costume régulièrement, et être à la hauteur de l’enjeu. Lui était trop fragile. Il ne se grandissait que dans l’autodestruction.  Depuis, cette expérience fondatrice et fusionnelle suit Mageste comme une ombre. Dix ans plus tard, il est resté celui qui a «apodéré» Fernando Cruz.

Diamant brut

«Ceux qui accompagnent les toreros sont des éponges à souffrance. Ils partagent les échecs et les doutes, mais rarement les triomphes», note Jean Le Gall, directeur des Éditions du Cherche midi et ami d’Olivier Mageste. La place de l’apoderado n’est pas simple à trouver, tout est question d’ajustement. Il y a celui qui régente tout et exerce un contrôle absolu sur son poulain, comme le fit Martin Arranz pour le grand torero Joselito. D’autres s’engagent dans une alliance fraternelle inébranlable, à l’image de Nestor Garcia et Iván Fandiño, dernier torero à être mort dans l’arène, en 2017. Ensemble, ils ont combattu les aspects les plus sombres du monde taurin et de son système de castes.

Tous les Nîmois connaissent aussi l’histoire d’Alain Montcouquiol, qui a entraîné son frère Nimeño II à des sommets jusqu’à sa blessure tragique qui le poussa au suicide. Alain Montcouquiol vit depuis avec le poids du remords qu’il a tenté d’exorciser dans deux très beaux textes: Recouvre-le de lumière, et La Bonne Distance. Et puis il y a les toreros qui avancent essentiellement seuls, dans un «parcours prométhéen», dit Jean Le Gall. On pense à Roca Rey, jeune star péruvienne à la tauromachie exubérante.  En réalité, c’est une affaire de statut social. Plus le torero est pauvre, plus il va s’offrir aux mains d’un homme qui va le façonner , analyse l’éditeur.

Dorian Canton. EDOUARD DE MARESCHAL / Le Figaro

Les espoirs sont souvent pris en charge très jeunes. «On a envie de les couver alors qu’en réalité ce sont des loups. Il faut que ce soient des loups.» Avec Fernando Cruz, Olivier Mageste reconnaît un raté: «Je me suis trop pris pour un autre père. C’est une erreur que je referais, parce que c’est mon caractère.» Or quand il a rencontré Dorian Canton, le jeune homme était déjà bien engagé dans sa jeune carrière. «Tous les gens le connaissaient dans le Sud-Ouest», se souvient-il. Olivier Mageste a trouvé son nouveau diamant brut, qu’il va essayer de polir. «Je veux qu’il atteigne l’harmonie dans le mouvement. Je veux simplement qu’il torée bien.» Il s’arrête, marque un silence. «En fait je veux qu’il soit classique. Godard a dit que le classicisme, c’est la modernité. Je veux pour lui une tauromachie droite, verticale, qui ne passe pas de mode.»

«Pas le droit à l’erreur»

Plus encore qu’un torero déjà installé, Canton joue sa carrière à chaque corrida. Cet été, il honorait à Aire-sur-l’Adour son premier contrat de la saison. Le troisième depuis son alternative. «Sur une première comme celle-là, je sais que je n’ai pas le droit à l’erreur. Personne ne m’attend trop, mais tout le monde me regarde», dit-il. Avec six corridas signées cette année, il est obligé de faire un résultat à chaque fois. Surtout après une entrée compliquée dans le circuit professionnel. Dorian Canton devait prendre l’alternative en juillet 2019 dans les arènes de Bayonne. Mais la corrida est annulée à cause de la pluie. Mageste met alors tout en œuvre pour la repousser au mois de septembre suivant, toujours à Bayonne, au côté de Roca Rey.

Les négociations piétinent, et le caractère de Dorian fait le reste. Il décide de le prendre à Villeneuve-de-Marsan ; une arène de seconde catégorie, pas l’idéal pour marquer les esprits. Mais au moins, sa carrière est lancée. Viennent ensuite deux ans de pandémie, pendant lesquels toutes les corridas sont annulées.

Cette nouvelle saison sonne donc comme le vrai départ. Celui qui peut lui permettre de faire parler de lui au-delà des frontières du Béarn, qu’il commence à trouver un peu étroites. «J’intrigue car je ne suis pas du tout d’un territoire taurin. Dans la presse, on me présente souvent comme “le Béarnais”», dit-il le sourire en coin. Lui a désormais le regard tourné vers l’Espagne.

Aux sources de la corrida

Difficile d’établir l’origine précise de la corrida. En Crète, des fresques représentant des scènes tauromachiques peintes dix-sept siècles avant Jésus-Christ ont été mises à jour. Certains lui dressent une filiation romaine, à travers les jeux du cirque ou le culte de Mithra, par lequel le monde tire sa force vitale dans le sacrifice du taureau. Les premiers jeux taurins sont attestés au XIIe siècle. Ils sont alors réservés aux nobles qui mesurent leur bravoure. Mais la corrida dans sa forme actuelle est née au XVIIIe siècle en Espagne, théorisée par Pepe Hillo dans son traité, La Tauromaquia. Aujourd’hui présente en Espagne, dans le sud de la France, au Portugal et en Amérique latine, elle fait face à une opposition croissante au nom du bien-être animal.

Lexique

• Alternative: cérémonie par laquelle un néophyte est investi par un matador plus ancien.

• Apoderado: représentant du matador, qui administre sa carrière et le représente dans la négociation de ses contrats.