Chaque année, de nombreuses villes du sud de la France accueillent des ferias. Ainsi dans le chef-lieu des Landes, où les fêtes de la Madeleine fédèrent des centaines de milliers de personnes de toutes générations et de toutes classes sociales.

De Pâques à la fin de l’été, de Bayonne à Arles en passant par Dax, Vic-Fezensac, Béziers, Nîmes et tant d’autres stations, la fièvre des ferias s’empare du sud de la France, d’ouest en est, à travers une géographie et un agenda connus des amateurs. L’air du pays souffle aussi dans des communes – Saint-Vincent-de-Tyrosse, Eauze, Céret… – dessinant la carte d’une France rurale – «périphérique», dirait le géographe Christophe Guilluy –, vivante, mais souvent invisible, oubliée par les représentations et les discours officiels, sinon le temps d’une campagne électorale. Dans cette culture de la feria, l’Espagne pousse naturellement un peu sa corne et Pampelune la navarraise n’est jamais loin. Côté français, les accents se délient, les langues se lient. Les identités – basques, gasconnes, landaises, catalanes, occitanes, languedociennes… – s’ajoutent et se complètent sans faire sécession.

Loin des événements festifs institutionnalisés et artificiels, dont la Fête de la musique est la caricature, les ferias sont l’un des derniers visages de rassemblements populaires (dans tous les sens du terme), où les générations et les classes sociales se mêlent. Alors que, depuis des années fleurissent des expressions aussi sympathiques que floues – «vivre ensemble», «faire France»… –, les ferias offrent une incarnation concrète de cette communion tant exaltée ou espérée. Ici, la mixité n’est pas un impératif législatif, mais une évidence.

Pour saisir l’esprit et la manière de cette alchimie, direction Mont-de-Marsan, chef-lieu des Landes où chaque année, durant cinq jours à partir du premier mercredi après le 14 juillet, les fêtes de la Madeleine embrasent la ville de 32.000 habitants qui accueille alors plusieurs centaines de milliers de personnes. S’y pressent des gens de toutes sortes, des locaux et des régionaux de l’étape, des habitués, des novices ou des curieux, sans oublier évidemment les aficionados attirés par le programme des corridas. Dès la fondation de la ville au XIIe siècle, Marie Madeleine fut choisie comme sa sainte patronne.

À partir du XVIIe siècle, les fêtes intègrent des spectacles taurins grâce aux tolérances royales permettant de «faire course» et la première corrida a lieu en 1862. Après l’incendie des arènes en bois de la place Saint-Roch en 1878 sont inaugurées en 1889 les arènes du Plumaçon, les plus anciennes du Sud-Ouest, l’un des épicentres des fêtes. Cependant, les fêtes de la Madeleine dépassent la seule culture tauromachique, et elles investissent tous les lieux, au gré de rendez-vous comme la cérémonie d’ouverture avec la remise des clés à la jeunesse montoise, la procession de l’église de la Madeleine à la chapelle des arènes, la grande cavalcade des chars qui a lieu de jour et en nocturne, la journée des bandas se clôturant par la chanson L’Encantada, le feu d’artifice…

«L’imprévu dans le cadre»

Dans le beau livre Le Sud est une fête (Éditions Sud Ouest, 192 pages, 30€), dirigé par Benjamin Ferret, journaliste à Sud Ouest, l’un des contributeurs, Régis Sonnes, évoque une «étrange liesse» à propos de cet événement. Le Montois, ancien rugbyman, vainqueur de trois boucliers de Brennus avec le Stade toulousain, créateur de la Peña Soldevilla (groupe d’amis se constituant en association non lucrative à but culturel ou festif) et figure des fêtes de la Madeleine, nous éclaire : «C’est un art de vivre et un état d’esprit fondés sur le partage, la transmission, le respect, le mélange des gens quel que soit leur âge, leur condition. Le challenge des locaux est d’accueillir dans l’allégresse, de rendre heureux, de créer une communauté, des liens.» Quand il évoque la nécessité de préserver de «l’imprévu dans le cadre», on songe à la notion rugbystique de «cadrage débordement». Le Gascon confirme : «Au-delà du programme des fêtes, il s’agit de s’adapter, de jouer sur les décalages, d’être ouvert à l’inattendu, de trouver un équilibre entre les excès et les moments d’échanges avec les autres.».

C’est précisément cette délicate articulation entre des contraires – la fête et la civilité, les rites et l’improvisation, l’enracinement et l’ouverture, le plaisir des nouvelles rencontres et le bonheur des retrouvailles – qui frappe à Mont-de-Marsan et qui donne un sens à la fête. Il y a là quelque chose de très universel et de très ancré, du local sans les murs, un collectif qui préserve la singularité des individus, une famille où les liens du sang laisseraient place aux liens vagabonds de l’amitié.

«Du matin au soir, une mosaïque d’ambiances se déploie selon les lieux.»

Delphine Gleize compare d’ailleurs les fêtes de la Madeleine à «une maison de famille». C’est «comme si toutes les familles avaient un jardin plus grand que d’habitude et se retrouvaient dehors», précise la cinéaste. Originaire du Nord, mais liée à la ville par un père montois et des grands-parents qui y vécurent, la réalisatrice de La Permission de minuit ou du documentaire Beau joueur est particulièrement sensible à la dimension familiale de ces fêtes qu’elle a connues dès l’enfance et au passage de témoin entre les générations. «Il y a également le plaisir de retrouver des gens que j’aime au hasard d’une bodega, sans avoir rien programmé. Ces fêtes, à la fois votives et païennes, sont un événement que l’on prépare et que l’on attend. On découvre alors le travail de personnes, de quartiers, de villages, qui ont mis des mois pour faire un char. On danse, on chante très faux, on ne dort pas beaucoup, on boit un peu trop, mais on fabrique quelque chose ensemble que personne ne pourra jamais nous voler», souligne-t-elle à la bodega de la Peña associative à vocation humanitaire El Juli. Delphine Gleize aime aussi «la part de mélancolie» de ces moments «qui font croire que l’on ne vieillit jamais», que rien ne change, que la mort peut attendre. Bien sûr, personne n’est vraiment dupe.

Du mercredi 17 au dimanche 21 juillet derniers, les fêtes de la Madeleine n’ont pas dérogé aux traditions. Vêtus en bleu et blanc (les couleurs officielles depuis 2002), les hestayres (ou festayre : désigne en gascon la personne qui fait la fête) ont envahi la ville. Du matin au soir, une mosaïque d’ambiances se déploie selon les endroits. On passe de la fête foraine à la boîte de nuit à ciel ouvert en quelques mètres. Les enfants ont leur journée dédiée. Les bandas (fanfare qui accompagne les défilés de rue lors des ferias) donnent le tempo sans relâche. Sur l’esplanade des arènes, le Campo de feria ne désemplit pas. Cœurs de canard et encornets colmatent les appétits. Ça grouille, on se salue, on s’embrasse. Les plus jeunes s’assoient dans l’herbe. Les nuits sont courtes, les journées chargées. Les hautes températures exigent une solide hydratation et de prendre des forces. De fait, les repas s’étirent. Au bar-brasserie Le Divan, prisé par les Montois, un déjeuner nous attendait. Autour de l’éditeur et écrivain Jean Le Gall et du journaliste et écrivain Yves Harté s’attablaient quelques figures du milieu taurin. L’apoderado (littéralement «fondé de pouvoir» en espagnol, il est le représentant du torero dont il gère la carrière) Olivier Mageste était accompagné de son protégé, Dorian Canton, jeune torero béarnais. Léo Pallatier, étudiant à l’IEP de Bordeaux et aspirant torero à l’école taurine de Madrid, pouvait échanger avec les anciens toreros Jonathan Veyrunes et Jérémy Banti.

Des querelles byzantines animent les aficionados. Cela n’empêche pas les éclats de rire. Les souvenirs s’invitent. Le goût du beau et l’érudition circulent en faisant des étincelles. Ami de Michel Houellebecq et de Jean-Claude Michéa, installé dans les Landes, Olivier Mageste nous parle de sa passion pour le cinéma d’Antonioni et les livres de Manuel Chaves Nogales, et de Natalia Ginzburg. Qui a lancé la conversation sur Michael Mann et Le Samouraï de Melville ? On aura compris que dans cette petite troupe d’amis, la tauromachie n’est pas une passion exclusive. Du soleil tombe dans les verres. L’heure des digestifs est venue. Sobre comme un vieux sage surveillant ses enfants, Dorian Canton offre un visage lumineux que les stigmates d’un récent et méchant coup de corne ne suffisent à ternir.

Verres de contact

Un peu plus tard, dans les arènes, on aperçoit Didier Lacroix, président du Stade toulousain, et le rugbyman Anthony Jelonch, né à Vic-Fezensac. Ils ont amené le bouclier de Brennus et la Coupe d’Europe, conquis cette saison par les Rouge et Noir, à l’hôtel-restaurant Les Pyrénées, incontournable point de ralliement pendant les fêtes. Lors de notre visite, nous n’avons pas vu les trophées, mais plusieurs centaines ou milliers de personnes rassemblées pour danser et chanter sur les plusieurs niveaux de l’établissement métamorphosé en boîte de nuit. Plus tard encore, on a aperçu des jeunes se rafraîchissant dans la Midouze, la rivière qui naît à Mont-de-Marsan et qui parcourt la ville. Un peu d’eau douce ne peut pas faire de mal.

« Ici, on est en zone libre , sourit l’éditeur Jean Le Gall, habitué des fêtes de la Madeleine.»

Un autre soir, à la bodega de la Peña taurine A Los Toros, là encore un passage obligé, on retrouve Jean Le Gall qui collectionne les fêtes de la Madeleine depuis ses plus tendres années. «Ici, on est en zone libre», nous souffle-t-il en sirotant un «riflon» (surnom affectueux donné à un alcool anisé). À ses côtés, Antoine Madrid, élégant jeune homme vert de 81 ans, se souvient de ses premières fêtes au mitan des années 1950. Quand on lui demande pourquoi il y participe toujours aujourd’hui, il répond : «La passion.» Imparable. Au fil des jours et des nuits, les verres de contact se multiplient, quitte à parfois brouiller la vue. Il faut pourtant se laisser porter, entraîner, apprendre à fendre la foule à la fois compacte et fluide, à se faufiler entre les groupes, à profiter de la bienveillance et de la bonne humeur générales. Des notions que l’on croyait évanouies – respect, gentillesse – refont surface. Évidemment, quelques-uns ont la tête aux bêtises, mais le sentiment de sécurité qui se dégage de ce rassemblement gigantesque au cours duquel l’eau n’est pas la boisson la plus partagée ne cesse d’étonner.

Charles Dayot, maire sans étiquette de la cité, se félicite de la bonne tenue de l’édition 2024, notamment sur le plan sécuritaire avec seulement douze gardes à vue durant les cinq jours pour une affluence de 600.000 à 700.000 personnes. «On a la chance d’être dans un territoire où la culture de la fête reste respectueuse. Il y a un travail de transmission auprès des enfants et de la jeunesse ainsi qu’une forme de parrainage avec de jeunes Montois qui reviennent pour les fêtes avec des amis venus d’ailleurs dont l’acculturation se fait naturellement. Les gens ont le sens de la fête et les forces de l’ordre sont surprises par l’ambiance bon enfant. Les fêtes de jour auxquelles nous sommes attachés et la dimension intergénérationnelle sont pour beaucoup dans la réussite de l’ensemble. Le format des fêtes de la Madeleine – ouvertes aux autres et aux touristes, accessibles – demeure à dimension humaine. Cela reste assez terroir. Des gens se retrouvent également chez eux, dans leurs jardins. Au final, il y a deux aspects principaux : c’est le moment des retrouvailles et c’est aussi un énorme bazar très bien organisé», explique le maire.

Il est temps de rentrer. Tout est passé si vite. Il faudra revenir l’année prochaine. Et la suivante aussi. Est-ce une certaine idée de la fête ou de la France que nous avons croisée ici ? Sans doute les deux. Le cœur lourd et les chairs lasses, nous nous dirigeons vers la gare où nous attend le train du retour. Les mots de Delphine Gleize sur la mélancolie des lendemains de fêtes accompagnent nos pas. On ne devrait jamais quitter Mont-de-Marsan.

Sources : Christian Authier, pour Le Figaro Magazine – août 2024

(1) Le Sud est une fête, Editions Sud Ouest, 192p
(2) Peña : groupe d’amis se constituant en association non lucrative à but culturel ou festif.
(3) Hestayre (ou festayre) : désigne en gascon la personne qui fait la fête.
(4) Banda : fanfare qui accompagne les défilés de rue lors des ferias,
(5) Apoderado : littéralement « fondé de pouvoir » en espagnol, il est le représentant du torero dont il gère la carrière